C'est un jour de pré-rentrée pour le personnel enseignant. Exceptionnellement l'évêque du lieu est venu dans cette école privée du valenciennois. Il s'agit de motiver les troupes au début d'une nouvelle année scolaire. Il va s'adresser aux enseignantes et au seul enseignant de l'école, moi en l'occurrence. Il me connaît personnellement et j'ai eu l'occasion de lui parler de mon école et de sa spécificité, l'accueil des élèves en difficulté. En arrivant, il salue la directrice, et la confirme officiellement dans sa ''mission''. Celle-ci balbutie un vague remerciement tout en se demandant ce que signifie cette ''confirmation''. Elle n'a pas conscience d'être ''envoyée en mission'' et cet ''adoubement'' la laisse perplexe. Son speech terminé, le prélat se retire. A la pause, perplexe, Brigitte s'en ouvre à moi. Elle sait qu'ancien prêtre marié, seul homme du personnel enseignant à l'époque, je suis assez proche du père évêque. Que signifie cette histoire de mission ?
Nommée toute jeune à la tête de cette école anciennement tenue par des religieuses, dans une commune de population essentiellement ouvrière, Brigitte n'est pas une pseudo bonne sœur pour autant. Elle n'a pas en permanence la Bonne Parole à la bouche et les évangiles à la main. Elle n'est pas non plus une grenouille de bénitier qui ne jure que par l'Eglise en professant un saint respect du curé qui habite dans le presbytère voisin, loin s'en faut. Elle a son franc parler et une indépendance de caractère, un caractère bien trempé au demeurant ! La parole vive et décidée, le regard qui accroche l'interlocuteur, c'est une avocate passionnée, une fonceuse qui subjugue son président du comité de gestion : ''Vous auriez fait une bonne représentante'' lui dit-il après une négociation pour un partenariat, menée tambour battant avec le directeur d'une école réputée de la sous-préfecture voisine. Il l'avait laissée parler et l'affaire avait été rondement menée.
Brigitte avait un petit côté ''femme d'affaires'', mais si elle savait se démener et obtenir gain de cause, ce n'était pas pour elle mais pour son école, qu'elle a dirigée durant 34 ans. Elle occupe encore souvent ses pensées alors qu'à l'orée de la vieillesse elle goûte maintenant une retraite bien méritée en bord de mer, dans le Sud, où elle a rejoint ses enfants et petits-enfants. Une maman et une mamie ne peut pas être une ''bonne sœur''. Brigitte était bien ancrée dans la vie.
Est-ce à dire qu'elle ne tenait aucun compte de la ''mission'' qu'elle était censée remplir, en tant que directrice d'une école maternelle et primaire dépendant du diocèse ? A mon humble avis d'ancien ''homme de Dieu'', comme m'a qualifiée un jour à ma grande confusion, une pieuse adolescente, si elle ne ''prêchait'' pas la ''mission de l'Eglise,'' elle vivait l'évangile, très concrètement, dans l'organisation de son établissement et dans sa présence aux enfants et aux familles. Elle le vivait non pas ''les mains jointes et les yeux levés au ciel'' mais dans les faits. J'avais choisi de me spécialiser auprès des enfants en difficulté d'apprentissage scolaire, et j'ai pu rejoindre cette école qui comportait trois classes ''spécialisées''. Les enfants qui les fréquentaient venaient en majorité de l'enseignement public, moins bien équipé en classes de ce type. Leurs familles n'avait pas choisi notre école pour son étiquette chrétienne, mais parce qu'elle leur offrait l'opportunité d'un enseignement adapté pour leurs filles et leurs garçons qui usaient leurs fonds de jogging sur les bancs du fond, dans une classe dite normale, sans rien enregistrer. Mais là, les enfants étaient acceptés comme ils étaient, travaillaient à leur rythme et progressaient chacun selon ses capacités. Ils n'étaient pas jugés à l'aune de leur QI et se prenaient à aimer l'école qu'ils détestaient auparavant. Leurs familles étaient accueillis de même avec leur parler populaire et leurs vêtements bon marché. J'ai même vu la maman d'un de mes élèves pieds nus dans des chaussures éculées au plein cœur de l'hiver.
Le ''mission'' de l'Eglise est d'annoncer la Bonne Nouvelle de l'amour universel d'un Dieu Père de tous et en particulier des plus pauvres, des plus défavorisés, des plus ''petits'' parmi les hommes et les femmes de tout temps. Il ne s'agit pas de prêcher cette bonne nouvelle en rameutant les foules au croisement des routes, mais de leur manifester concrètement cette tendresse de Dieu envers ceux qui ne comptent pas aux yeux de la société, installée dans son confort et ses certitudes. Voilà ce que signifiait la confirmation de l'évêque : mettez en œuvre votre spécificité au jour le jour, vivez l'évangile en acte, traduisez-le dans des structures d'accueil des enfants défavorisés et dans l'attention portée à leurs familles. On ne peut percevoir Dieu comme Père que si l'on fait personnellement l'expérience d'être accueilli et aimé par d'autres, tels que nous sommes. En ce sens, Brigitte et l'école qu'elle avait marquée de son empreinte étaient bien partie prenante de la mission de l'Eglise, qu'elle en fut consciente ou non. « Seigneur, quand t'avons-nous vu délaissé au fond de la classe ? - En vérité je vous le dis, toutes les fois que vous avez accueilli un de ces ''petits'' dans votre école, c'est moi que vous avez accueilli'' (Matthieu 25, 31-46)